Chapitre 6
Les coureurs

Il est temps de parler des coureurs, mais pour mieux comprendre la situation, faisons d’abord un tour d’horizon des circuits, des courses et des voitures.

À la différence de la grise uniformité d’aujourd’hui, les circuits avaient chacun une identité définie. Et ils avaient aussi… des couilles.
Ainsi, il y avait le vieux circuit du Nürburgring, 22 kilomètres à travers les bois, avec plus de 170 virages. Sur les petites collines que les coureurs avaient baptisées du nom de Flugplatz (aérodrome), les voitures de course décollaient des quatre roues.

Il y avait le circuit de l’Avus, deux morceaux d’Autobahnen parallèles de près de dix kilomètres de long, reliés d’un côté par un virage en épingle à cheveux, et de l’autre par un énorme virage incliné, avec une pente de presque 45 degrés. En 1937, le coureur Hermann Lang y gagnait le Grand Prix à la vitesse moyenne de 270 kilomètres-heure.

Il y avait le circuit de rues de Reims, où les habitants du village de Gueux s’asseyaient sur le trottoir devant leur porte pour regarder les bolides qui rugissaient à 200 kilomètres à l’heure dans leur rue.

Il y avait le circuit de Monza avec son anneau de vitesse en béton : les voitures s’y déglinguaient presque littéralement.

Il y avait l’ancien circuit de Francorchamps, une route étroite de plus de 14 kilomètres de long, redoutée à cause du climat capricieux de la région, et l’interminable ligne droite de Masta où le vent de travers pouvait vous balayer de la piste en un instant.

Les chaussées étaient en mauvais état. Des fossés, des maisons, des poteaux, des panneaux indicateurs et des arbres bordaient la piste. Il n’y avait ni bretelles de sortie ni glissières de sécurité. Parfois, quelqu’un avait déposé quelques bottes de paille. Les rails de tram couraient au travers des circuits de rues, et ici et là, il y avait un passage à niveau.
Les spectateurs se pressaient tout au bord de la piste, parfois derrière un mince panneau de réclame en carton, la plupart du temps derrière rien du tout.

 

Les courses faisaient 500 kilomètres ou plus. Elles duraient parfois trois, quatre heures ou plus. Aujourd’hui, une course Formule 1 compte 300 kilomètres de long, avec une durée maximale de deux heures.
On faisait des courses dans toutes les conditions météorologiques : la neige, la pluie battante, la tempête ou un brouillard à couper au couteau. Rien de tout cela n’importait.

Les voitures, qui ne ressemblaient pas encore à d’affreuses réclames roulantes mais étaient simplement peintes aux couleurs nationales, atteignaient sans sourciller des vitesses de 300 kilomètres à l’heure, et même 400 vers la fin de l’ère. Elles étaient – pour leur temps – des miracles de technologie. Mais…
Elles n’avaient pas d’habitacle indéformable en fibres de carbone. Elles n’avaient même pas d’arceaux de sécurité.
Elles n’étaient pas équipées de ceintures de sécurité, car « une voiture de course n’est pas un sac à dos » !
Les coureurs ne portaient pas de casque, seulement un bonnet en cuir.
Les tanks de carburant, gigantesques, explosaient au moindre choc.
Les freins et la suspension étaient ridicules au vu des critères actuels.
Il n’y avait ni servofreins ni servodirection.
Les pneus étaient plus étroits que ceux d’une voiture de particulier actuelle.
Il suffisait d’effleurer la pédale de gaz pour que le cul de la voiture se mette à faire des queues de poisson.
Le couple du moteur était si puissant qu’on pouvait encore tracer des raies noires sur l’asphalte à 240 kilomètres à l’heure.
Passer les vitesses se faisait évidemment à la main. Il y avait des voitures avec le levier du frein à main (indispensable pour prendre certaines courbes) à l’extérieur du cockpit.

Les hommes qui faisaient rugir ces monstres pendant des heures dans les conditions les plus effroyables sur de mauvaises routes, avec un risque réel de casser leur pipe dans les premiers kilomètres, étaient d’une trempe qu’on ne voit plus aujourd’hui.
Ils optaient pour une vie qu’ils jetaient à chaque fois dans la balance, mais pas à la légère. Du moins à leurs yeux. Ils étaient convaincus d’avoir toujours le dessus.
Le décompte hebdomadaire des morts ne les désarçonnait pas : ils ne se sentaient pas concernés, tout cela n’arrivait qu’aux autres…
 

Ils étaient les représentants d’une autre époque, un temps où l’audace, le caractère, le courage et la ténacité faisaient partie de la vie quotidienne.
Mais même à leur époque, les coureurs se démarquaient déjà des autres.
Lorsque Tazio Nuvolari se voit demander par un journaliste s’il s’attend à mourir au volant d’une voiture de course, il répond que c’est un pari possible, sans doute. Il a en effet déjà plus que sa part d’accidents. Le journaliste, quelque peu choqué, murmure quelque chose dans le genre de : « Je ne comprends pas où vous trouvez le courage de monter dans l’une de ces machines. » Tazio, apparemment intéressé, demande alors à son tour au journaliste où il s’attend à mourir, lui : « Chez moi dans mon lit », répond celui-ci. Ce à quoi répond Tazio : « Alors je ne comprends pas comment vous avez le courage de vous glisser dans vos draps, le soir. »

Ils étaient naturellement passionnés par la vitesse et possédaient l’instinct nécessaire pour contrôler ces machines archirapides et capricieuses.
Car il s’agissait plus d’instinct que de quoi que ce soit d’autre. Réfléchir pouvait vous coûter la vie quand vous preniez un virage sur les chapeaux de roues à 150 à l’heure. Aussi votre vie dépendait d’un courant ininterrompu d’actions inconscientes et automatiques. L’introspection n’en faisait pas partie.

Dans son autobiographie, Rudi Caracciola raconte ce que c’était que foncer à plus de 400 à l’heure sous les viaducs de l’Autobahn Darmstadt-Frankfurt. À cette vitesse, une auto est à une fraction respectable de la vitesse du son, environ Mach 0,4. La voiture pousse devant elle une onde de choc qui, du point de vue du coureur, doit être pressurée par les trous sous les viaducs. Le résultat est un moment de silence suivi de l’énorme coup de tonnerre qui atteint le coureur lorsque l’onde de choc le catapulte de l’autre côté du viaduc.

« Il fallait maintenant que je me concentre seulement sur ces terribles petits trous sous les viaducs et en même temps que je corrige un peu ma trajectoire en tenant compte du vent de côté qui soufflait sur la plaine de Morfelden. J’avais beau essayer, à cette vitesse, je ne pouvais imposer à mon esprit de marcher au même pas que les événements. Choisir une position pour le trou, ka-boum ! et j’étais passé. Mais alors arrivait déjà le suivant. Une meilleure ligne, cette fois… Ka-boum ! Au suivant. Mieux… Ka-boum ! Mais à chaque fois, mon cerveau prenait du retard. J’aurais tout aussi bien pu garder les yeux fermés, tellement j’étais en retard en essayant de viser les trous. Je roulais purement à l’instinct. »

Certains diraient que c’était de l’art.

Les coureurs regardaient la vie, la mort et le régime politique droit dans les yeux, avec insolence. Parfois même avec trop d’insolence.
 

 

 

 
 

 Le dessin "clin d'oeil" d'Ever Meulen !

Dossier spécial :
"Les Grands Prix de Formule 1 des années 30"

 

         - Chapitre 1 :
La miraculeuse multiplication des tanks
 

         - Chapitre 2 :
 Le programme automobile du national socialisme

        - Chapitre 3 : 
 L'agenda secret

        - Chapitre 4 : Grand Prix

        - Chapitre 5 :
La Révolte du Long Baiser
 

        - Chapitre 6 :  
Les coureurs

        - Chapitre 7 :
En route pour nulle part

        - Chapitre 8 :  
L'effet Sippenhaft

        - Chapitre 9 :
Le dernier trajet

        - Epilogue
 

© Dargaud Benelux (Dargaud-Lombard s.a.) 2010 nous rejoindre sur Facebook nous contacter