Chapitre 7
En route pour nulle part

 
Peu à peu, les temps changeaient.
Les mêle-tout en uniforme qui apparaissaient dans les stands devenaient plus nombreux de jour en jour. La présentation des équipes ressemblait de plus en plus à un défilé militaire.
Avant le départ du Grand Prix allemand, des stukas faisaient, toutes sirènes hurlantes, des démonstrations de piqués au-dessus des tribunes du Nürburgring.
Le coureur Hans Stuck devait essuyer les sifflets du public parce que sa femme était à demi juive.
 
L’atmosphère devenait de plus en plus sinistre. Les équipes avaient déjà perdu tout intérêt pratique, pour le régime. L’Allemagne violait maintenant ouvertement le Traité de Versailles. La fonction de propagande demeurait, mais qui pouvait savoir combien de temps elle allait durer, dans un état policier purement utilitariste ?
 
Dans le contexte de la propagande, sur ordre du Führer en personne, une démonstration nocturne fut organisée dans les murs du Reichstag. Les nazis raffolaient des activités nocturnes. Dans un décor de brasiers gigantesques, d’énormes étendards ornés de croix gammées et d’autres emblèmes nazis, Rudi, Bernd, Manfred, Ernst von Delius et Hans Stuck, en grand costume d’apparat, donneraient un aperçu de leurs capacités, dans leurs bolides brillants comme des miroirs.
Au pied des énormes colonnes du Reichstag, les coureurs attendaientla fin des discours et leur tour d’entrer en scène.
Pour Bernd, tout cela durait bien trop longtemps. Il se mit à amuser ses collègues avec son imitation favorite. À cette fin, il aplatit une mèche de ses cheveux blonds sur son front, tint ensuite un peigne sous son nez et se mit à hurler comme un possédé, tout en levant et en baissant le bras droit, brandi de manière spastique.
(Il avait déjà fait cette imitation. La première fois, lorsqu’il était encore un illustre inconnu, dans son lieu de naissance Lingen, le lendemain matin de la victoire électorale des nationaux-socialistes, en 1933, debout sur une moto. Il avait même été arrêté pour ce haut fait.)
Les coureurs étaient pliés en deux de rire. Soudain, les visages se figèrent. Bernd, trop occupé à faire son numéro, ne remarqua qu’après une petite minute que quelque chose se passait. Se retournant, il plongea le regard dans les yeux pâles du Führer qui, entouré par sa suite, se trouvait juste derrière lui. Son visage était impassible. Après un silence pénible, Hitler dit d’une voix égale : « Hauptsturmführer Rosemeyer. Je vois que vous avez changé de coiffure. »
Il salua, fit volte-face et s’éloigna.
Bernd trouvait qu’il y avait de quoi se tordre de rire. Rudi, qui avait vu de près le regard de Hitler, était persuadé que Bernd avait signé son arrêt de mort ce jour-là.
 
Au Grand Prix de Tripoli – à ce moment, colonie du « Nouvel Empire romain » de l’instituteur monté en grade Benito Mussolini – l’ingérence de Berlin atteignit un point culminant. Pour faire plaisir à son ami le Duce, Hitler ordonna que l’Italien Achille Varzi, qui roulait pour Auto Union, gagne la course. Mais Varzi, qui à l’époque était accro à la morphine, n’était plus que l’ombre de lui-même et la course fut autoritairement menée par Hans Stuck, lui aussi chez Auto Union. En donnant des informations erronées à partir des stands, Auto Union arriva miraculeusement à faire passer Varzi en premier sur la ligne d’arrivée. Stuck, qui ne comprit qu’après l’arrivée qu’il était refait, était blanc de colère. Devant la presse internationale, le très distingué et paisible Stuck se mit à insulter la direction d’Auto Union dans des termes dignes d’un charretier et avec le volume d’une corne de brume. Il termina sa tirade en déclarant que, en ce qui le concernait, « l’axe Rome-Berlin pouvait aller se faire foutre ».
À Berlin, les oreilles d’Adolf, avec qui Stuck entretenait d’excellents rapports privés, ont dû siffler.
 
Les courses continuaient et, à chaque victoire remportée, la popularité des coureurs augmentait. Pour le régime, ils devenaient de plus en plus un boulet à traîner et c’est avec un soupir de soulagement qu’on salua les équipes lorsqu’elles montèrent à bord du Bremen qui devait les emporter aux États-Unis pour y prendre part à la Vanderbilt Cup, le grand match entre l’Europe et l’Amérique.
Les dames étaient de la partie. Baby Hoffmann accompagnait son Rudi et à la demande expresse de Bernd, sa femme Elly, enceinte, venait aussi. Faisaient aussi partie de la délégation allemande une petite douzaine d’espions du régime, déguisés avec plus ou moins de succès en membres de l’équipe, qui devaient renseigner Hitler sur la technologie américaine et tester la volonté du Nouveau Monde à entrer en guerre.
 
Comparées aux européennes, les autos américaines avaient à première vue quelques dizaines d’années de retard. Et c’était en partie vrai. La crise économique avait aussi durement touché l’Amérique que l’Europe, et le gouvernement et les fabricants de voitures se fichaient totalement des courses de voitures. Bien des bolides participant à la course étaient des voitures hors d’âge, savamment bricolées.
Mais ce que les suppôts de Hitler ne savaient pas (les coureurs, si…), c’est que les voitures américaines étaient bâties pour une tout autre sorte de courses. Sur les circuits ovales avec leurs virages inclinés, seule une chose comptait : la vitesse pure. La plupart des voitures américaines n’avaient que deux vitesses, une tenue de route moyenne et des freins quasi médiocres. Non pas parce que les constructeurs ne pouvaient faire mieux, mais tout simplement parce que pour les ovales dont raffolait le public américain, il n’en fallait pas plus.
 
Et si Hitler nourrissait encore l’illusion, quelques années plus tard, de dépasser les USA sur le plan technologique, c’est en partie dû aux rapports fallacieux et incompétents sur la Vanderbilt Cup. Ce qui l’amena à déclarer la guerre aux USA le 11 décembre 1941.
 
Bernd remporta la Vanderbilt Cup. Trois semaines plus tard, son meilleur ami, Ernst von Delius, perdait la vie sur le Nürburgring.

 

Croquis de Marvano
 

 

 
 

 Le dessin "clin d'oeil" d'Ever Meulen !

Dossier spécial :
"Les Grands Prix de Formule 1 des années 30"

 

         - Chapitre 1 :
La miraculeuse multiplication des tanks
 

         - Chapitre 2 :
 Le programme automobile du national socialisme

        - Chapitre 3 : 
 L'agenda secret

        - Chapitre 4 : Grand Prix

        - Chapitre 5 :
La Révolte du Long Baiser
 

        - Chapitre 6 :  
Les coureurs

        - Chapitre 7 :
En route pour nulle part

        - Chapitre 8 :  
L'effet Sippenhaft

        - Chapitre 9 :
Le dernier trajet

        - Epilogue
 

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